[En quête de sens] « Le séjour de rupture, un outil éducatif très riche » Nov08

[En quête de sens] « Le séjour de rupture, un outil éducatif très riche »

Notre série « En quête de sens » s’intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Après une formation en éducation spécialisée et un début de carrière en Suisse d’où elle est originaire, Inès s’installe au Sénégal. Pour La Sauvegarde du Finistère (29), elle accueille de jeunes français en séjour de rupture.
Inès débute sa carrière d’éducatrice spécialisée dans le secteur du handicap. Pas vraiment par choix : elle souhaite une « formation en cours d’emploi » (équivalent suisse de l’alternance) et ce n’est pas simple de trouver un organisme acceptant l’accueil d’étudiants.
Diplômée de l’École supérieure sociale intercantonale de Lausanne (Essil), elle s’oriente ensuite vers l’hébergement d’urgence pour la ville de Genève. Elle gère, en pleine période de pandémie, l’accueil des plus précaires.

Direction le Sénégal
Rapidement se dessine le souhait de poser ses valises au Sénégal : elle connaît bien le pays pour y avoir séjourné plusieurs fois et y avoir été bénévole au sein d’une pouponnière. Fin décembre 2020, elle y retourne et travaille, sous contrat sénégalais, dans une école spécialisée accueillant des enfants en situation de handicap.
C’est une offre d’emploi inattendue qui va enclencher un virage dans son parcours. Le dispositif d’accueil diversifié (DAD), service de séjour de rupture géré par la Sauvegarde du Finistère, recrute un éducateur en poste permanent au Sénégal.

Poste détaché
Le DAD organise des séjours de rupture depuis plus de vingt ans. 18 jeunes peuvent être accueillis dans trois pays : Espagne, Maroc et Sénégal.
L’équipe de trois éducateurs, basée à Quimper, travaille en lien quotidien avec des associations partenaires locales.
Au Sénégal, c’est l’ONG JCLTIS qui assure l’accueil des jeunes durant leur séjour de six mois. L’ouverture d’un poste détaché du DAD à Mbao a pour but de favoriser la coordination entre les équipes sénégalaise et française.

Trouver un second souffle
En ce moment, cinq jeunes sont accueillis au Sénégal. Des adolescents à problématiques multiples, souvent entrés dans la délinquance après un parcours familial et social fait de ruptures et d’échecs. Les séjours de rupture ont pour but de les couper des réseaux qui les mettent en danger ou en difficulté, de leur permettre de trouver un second souffle loin des problèmes de leur vie quotidienne.
« Le séjour de rupture est un outil éducatif très riche, selon Inès. Tout est différent : la culture, la nourriture, les activités. Les jeunes coupent radicalement ». Accueillis au sein de familles d’accueil sénégalaises, ils bénéficient d’une immersion totale dans une nouvelle culture. Inès constitue leur unique lien avec la France. L’opportunité également d’être quelqu’un d’autre, de repartir à neuf : « Je leur dis toujours : tu as une page blanche. À toi de t’en saisir. »

Adhérer aux stages
Si les premières semaines demeurent régulièrement marquées par l’opposition et l’ennui, très vite les jeunes se mettent en mouvement. « Ils n’ont pas de téléphone, pas d’amis… Au bout d’un moment, ils s’ennuient, tout simplement. Donc ils commencent à adhérer aux stages qu’on leur propose. »
Plomberie, mécanique, espaces verts, restauration : de multiples possibilités de stage s’offrent aux adolescents. À ce jour, tous les jeunes présents sont en stage. Un défi de taille pour ces adolescents parfois déscolarisés depuis des années.

Travail en interculturalité

Au quotidien, Inès travaille avec ses collègues basés en France et au Sénégal : une réunion en visioconférence avec ses collègues français a lieu toutes les semaines, une autre avec ses collègues sénégalais. Chaque semaine, elle s’entretient également avec chacun des jeunes et envoie un compte rendu à l’équipe de Quimper. Le reste de son temps est consacré au lien avec les familles d’accueil des jeunes et leurs maîtres de stage.
Un travail en interculturalité qui fait toute la richesse et la difficulté de son travail. « Au quotidien, on jongle entre les traditions françaises et sénégalaises. Tu essaies d’apprendre comment les familles fonctionnent : les rythmes, les rites, les habitudes. Et même si ce n’est pas toujours évident, on va essayer de comprendre la culture des autres et inversement. »

Transmettre des valeurs
Un exemple ? « Pour les familles sénégalaises, ce n’est souvent pas concevable que certains de nos jeunes soient en rupture totale de lien avec leurs parents. Ils vont donc insister pour le rétablir. Ce sont leurs valeurs et ils veulent les inculquer aux jeunes. » Mais il arrive qu’un jeune soit en désir de rupture avec ses parents, pour des raisons qui doivent aussi être entendues.
« Parfois cela dérange les jeunes et ils me le remontent. Dans ce cas, on en parle avec les collègues sénégalais. Si ce sont eux qui évoquent le sujet avec la famille, ce sera plus facile. Moi, je suis vue comme une toubab (une blanche, ndlr). Si ce sont mes collègues qui évoquent le sujet, ce n’est pas pareil ! »
Mais Inès précise que « dans les familles, dans l’ensemble, cela se passe très bien. On est dans le partage et le respect. Elles comptent beaucoup dans la réussite du séjour des jeunes. Même si au départ, les jeunes sont très surpris par leurs habitudes. Ils sont vraiment en dehors de leur monde ! »

Incompréhensions entre collègues
Au-delà du lien avec les familles, Inès et ses collègues sénégalais doivent aussi, au quotidien, jongler avec cette interculturalité. Parfois, l’incompréhension bute sur certaines décisions :
« On accueillait un jeune pour lequel je n’étais pas sereine sur l’accompagnement qu’on pouvait lui offrir. J’avais le sentiment qu’il manquait de cadre, qu’on le laissait faire ce qu’il voulait. »
Ses collègues n’avaient pas tout à fait le même regard. « Il y a ce sens de l’hospitalité dans la culture sénégalaise qui fait que le plus important, c’est que les étrangers soient satisfaits de l’accueil. Il y a donc plus de choses, je crois, qu’on laisse passer aux jeunes au nom de cette tradition, alors que cela ne passerait pas du tout si un enfant de la famille agissait de la même manière. »

Garde à vue au Sénégal
Inès souhaitait impulser une nouvelle dynamique en trouvant à ce jeune une nouvelle famille ou en l’envoyant quelques jours en brousse, pour créer « une rupture dans la rupture ». Une proposition qui n’a pu se mettre en œuvre à temps.
L’accident est arrivé : l’adolescent a commis un délit et passé trois jours en garde à vue. Sueurs froides pour l’éducatrice et ses collègues sur place et en France. Pour gérer le lien avec les autorités sénégalaises, l’importance d’avoir une équipe locale sur place apparaît indéniable. Le jeune est finalement sorti de sa garde à vue sans être inculpé.

À cheval entre deux équipes
Au quotidien, charge aussi à l’éducatrice de proposer des clés de compréhension à ses collègues, dans les deux sens : à ses collègues français pour mieux comprendre le fonctionnement sur place, et inversement. Un travail d’équilibriste, à cheval entre deux cultures et deux équipes.
« Cette interculturalité est à la fois ce qui est le plus riche et le plus compliqué ! » Mais dans un secteur où les professionnels peinent parfois à trouver du sens et se retrouvent mis en difficulté face à leurs valeurs, Inès s’y retrouve, sans aucun doute.

Les bases d’un nouveau départ
« Pouvoir accompagner des personnes dans les situations complexes de la vie », c’est pour cela, à l’origine, qu’elle fait ce métier. Et ici, elle se sent à sa place.
« On voit bien au bout de quatre, cinq mois, qu’il se passe quelque chose. Même si on n’a pas de baguette magique pour changer les jeunes dans leur entièreté, ils se posent, ils changent. » Et construisent, à des milliers de kilomètres de chez eux, les bases d’un nouveau départ.